1925 - Toutes la fratrie Mérignant, à Sauzelle : Marcel, Émile, Marc, Étienne
Laure, Madeleine, Jeanne, Suzanne.
*
C'ÉTAIT UN DIMANCHE
Il fait beau. C'est le printemps. C'est
dimanche. On s'est levé presque aussi tôt que les autres jours de la semaine.
On a dégagé les cendres chaudes qui encombraient le foyer du potager aux
carreaux de faïence blancs. On a un peu soufflé sur les braises, rajouté trois
morceaux de charbon de bois, chaque fois trois morceaux, que l'on a fait se
chevaucher précautionneusement. Les braises ont rougi, craqué un peu, lancé
quelques étincelles, puis les petites flammes bleues ont trembloté. On a fait
chauffer la casserole. On s'est assis sur le tabouret. On a coincé le moulin
entre ses deux genoux. On a tourné la manivelle. On a fait le café, trempant la
chaussette dans le liquide frémissant, juste le temps qu'il fallait. On a pendu
la chaussette à un clou, au-dessus de l'évier. Quand le marc sera égoutté, on
le récupérera pour le mettre sur la terre des pots de géraniums. On a versé le
liquide à la fois brun et doré, dans le grand bol blanc à liseré bleu. Un peu
de vapeur s'est élevée. Cela sentait bon. On a entendu, en haut de l'escalier,
les enfants qui commençaient à remuer. On a pris le bol dans ses deux paumes.
On s'est chauffé les mains. On a posé le bol sur la table recouverte d'une
toile cirée. On a sorti de sa poche le couteau à manche de corne. On l'a ouvert.
On est allé chercher le beurre dans le garde-manger, conservé dans son pot de
terre cuite. On a sorti le pain de la huche, dont on a rabattu le couvercle. Il
a fait un bruit sec. On s'est taillé une tartine. On l'a enduite soigneusement.
On est assis maintenant. Les autres jours, on boit son café et on mange son
pain en restant debout, près du foyer si c'est l'hiver, devant la fenêtre
ouverte si c'est la belle saison. Aujourd'hui, c'est dimanche. Le dimanche, on
prend le temps de s'asseoir. On coupe la tartine en petits morceaux, l'un après
l'autre. On les porte à sa bouche en les tenant entre la lame et le pouce. Les
coqs chantent, le cheval renâcle dans l'écurie, les pigeons roucoulent, les
veaux se lamentent. On reprend le bol à deux mains. On le vide. On saisit le
torchon. On essuie sa moustache, que l'on porte tombante comme celle d'un
Gaulois, épaisse et fournie.
L'oncle Marcel chausse ses sabots et va soigner ses bêtes. La
tante Élise est descendue à son tour. Elle a auparavant "secoué les drôles".
Elle leur prépare le déjeuner.
*
Tout à l'heure, l'oncle Marcel reviendra, quand l'angélus
sonnera. C'est dimanche. On se rase, le dimanche. L'oncle Marcel ne va pas à la
messe, mais, le dimanche, il a sa propre cérémonie. Comme il fait beau, cela se
passera dans le "quéreu", près de la margelle du puits. Ce n'est pas
la seule cérémonie que l'on célèbre auprès du puits ! _ Les femmes s'y
rassemblent pour éplucher les légumes, pour tremper le linge ... Elles y vont
trente fois par jour, afin de tirer de l'eau pour la toilette, pour la bouillie
des veaux, pour la pâtée des canards ... Elles remplissent le seau pour laver
le sol de la grande salle ou celui de la cour. Elles vont au puits pour
papoter, pour caqueter, pour chipoter ...
Mais le dimanche, à l'heure où sonnent les cloches de l'église,
c'est mon oncle Marcel qui occupe les lieux. Il ne déteste d'ailleurs pas que
les gamins se rassemblent pour le regarder. Je vous le dis, c'est une cérémonie
!
Aujourd'hui, mon oncle commence par ôter sa chemise. Il la pose
sur le dossier de la chaise qu'il a apportée là. Les longues manches pendent
presque jusqu'à terre. Pas tout à fait, c'est toujours de la même chaise que se
sert mon oncle, son dossier a juste assez de hauteur pour que les poignets ne
traînent pas à terre. Il a le torse moulé, maintenant, dans un maillot de
laine, dont il ne se départit jamais, quelle que soit la saison. Pour la
cérémonie du rasage, il l'ôte cependant, en le faisant passer par-dessus la
tête. Le maillot rejoint la chemise. Mon oncle a le torse nu maintenant, torse
puissant, bras musclés ... Dame, on n'a pas tout à fait par hasard servi dans
les hussards, les hussards à crinière. Mon oncle tient à ce que cela se sache.
Et puis, mon oncle torse nu ... Il a conservé autour du ventre sa large
ceinture de flanelle, sa ceinture rouge. La ceinture de flanelle, on ne
l'enlève jamais, quelle que soit la saison ... On peut tomber la veste, quand
on travaille dans les vignes, on peut tomber la chemise, on peut même ôter le
pantalon s'il fait trop chaud, on poursuit le travail en conservant le caleçon
long ... Mais le maillot, le caleçon, la ceinture de flanelle rouge ... Jamais
on ne les ôtera! Ils appartiennent au décor coutumier de ce pays de vignes.
Tous les Mérignant, Ducourtioux, Savatier ( en uniforme )
réunis à Sauzelle.
Mon oncle tire un seau d'eau, d'un seul trait. La poulie et la
chaîne n'auront qu'un seul chant, bref et continu. On a entendu un plouf puis
la poulie et la chaîne ont encore chanté. Cela a été très vite fait. Le seau
est resté en équilibre sur la margelle. A côté, à l'angle de l'abreuvoir avait
été préparée la cuvette de fer étamé. Mon oncle sait qu'on le regarde. Il y a
toujours quelqu'un qui le regarde pendant la cérémonie ... L'officiant vide une
partie du seau dans la cuvette, puis il gonfle largement la poitrine, y faisant
pénétrer tout l'air qu'elle peut contenir. Il lève les bras, magnifique. Il
plonge alors la tête dans la bassine. Il s'asperge et asperge le pavé tout
alentour, soufflant bruyamment. Il se savonne abondamment, se rince en
projetant de l'eau partout une nouvelle fois. Il vide la cuvette dans le
caniveau. C'est alors, que le vrai spectacle commence, grandiose !
Mon oncle a essuyé son visage avec un ample torchon à carreaux.
Il attache le torchon autour de son cou. On s'aperçoit alors que tout était
prévu : Sur la chaise, il y a le bol, le blaireau, le bâton de savon à barbe,
le petit bloc rectangulaire de la pierre hémostatique, translucide, presque
transparente, magique quelque peu, qui sera utilisée seulement en cas de
coupure. Il y a un journal plié en quatre. Il y a aussi le rasoir, dit
coupe-choux, rangé dans son étui de carton gravé de lettres dorées. Mon oncle
le sortira, le moment venu, avec précaution. Il le dépliera avec respect, en
tâtera le tranchant avec le gras du pouce ... Il faut le faire, ce n'est pas rien,
tâter le tranchant du rasoir, sans se couper, avec le gras du pouce ! J'en
connais qui se feraient une belle estafilade ! Mon oncle ne se blesse jamais.
Sur la chaise, il y a aussi une longue lanière de cuir, large de trois doigts,
longue d'une coudée.
*
Au mur proche il y a un clou, planté là tout exprès. La lanière
de cuir se termine par un anneau qu'on accroche au clou. Mon oncle la tend en
tirant de la main gauche. Elle est luisante, grasse un peu, enduite et légèrement
abrasive. De la main droite, il fait glisser le rasoir, de bas en haut puis,
après une virevolte rapide, de haut en bas. La lame prête une fois la face où
s'inscrit le nom du fabricant, la fois suivante la seconde face, vierge,
glacée. Au moment de la virevolte, il se produit un éclair argenté. C'est une
manoeuvre à la fois pompeuse, inquiétante, mystérieuse. Le bras droit suit le
mouvement, amplement, dégageant le coude. Mon oncle, à ce moment-là, siffle la
"Diane", comme à la caserne. Ensuite, il saisit le bol. C'est un bol
identique à celui que l'on réserve au petit déjeuner, mais il est orné d'un
liseré rouge, celui-là. Il le saisit au creux d'une seule main, la gauche, les
doigts enveloppants. Il y verse quelques gouttes d'eau et, à ce moment-là il fait
bien penser à un officiant recueillant le liquide versé d'une burette. Il
mouille le blaireau, ce qui a pour effet d'en agglutiner les poils auparavant
épanouis comme les innombrables pétales d'une fleur tropicale. De la main
gauche, il saisit le bâton de savon, de la main droite il frotte le blaireau
contre le savon. Ensuite, c'est au fond du bol que cela se passe : Il fait
mousser le savon comme ma mère fait, à l'aide d'un fouet, monter les oeufs en
neige quand elle prépare des "îles-flottantes" pour un repas de fête.
C'est avec volupté qu'il fait tourner le blaireau dans le bol, en le tenant
entre trois doigts par son manche nickelé. La mousse se développe, monte, monte
jusqu'au ras du bol. Il tourne toujours, toujours sifflant, mais c'est alors la
"Charge" qu'il siffle, la charge de Cavalerie. Il faut que la mousse
devienne bien blanche et qu'elle soit assez ferme. Alors le sifflement cesse.
Se regardant dans le miroir accroché au même clou qui, tout à l'heure, a
soutenu la courroie, mon oncle entreprend de faire mousser le savon sur son
visage et sur son cou. Cela prend un temps infini, surtout s'il y avait là
quelque gamin pour regarder. Là aussi, il faut que la mousse soit bien ferme et
bien développée. Le blaireau, en larges cercles, parcoure les joues, à petits
coups passe près des oreilles ... D'un coup de torchon, dont il entortille un
coin, mon oncle débouche une oreille dans laquelle la mousse a pénétré. Le
blaireau, ayant fait le va et vient entre le bol et le visage se fait tendre,
voluptueux, insistant, avec une évidente maestria et une jouissance extrême. Il
prend son temps. L'opération s'achève sur le cou, remontant en larges à-plats
sous le menton. Le blaireau et le bol regagnent alors leur place sur la chaise.
*
Mon oncle s'examine à nouveau attentivement dans le miroir, en
tâtant du bout des doigts. Il saisit le rasoir. Il l'ouvre, mais plus qu'à
demi, le manche faisant un angle très ouvert avec la lame. Le petit doigt se
pose sur une sorte d'ergot spécialement prévu à cet effet, la lame est tenue
entre le pouce, l'index et le majeur légèrement replié. Nous entrons dans la
phase la plus spectaculaire de la cérémonie ... Il faut se taire et retenir son
souffle. C'est solennel.
La lame attaque toujours au même endroit, au creux du menton, un
peu sur la droite. A petits coups, tout petits, elle creuse son chemin dans la
neige, laquelle se soulève en bourrelet qui devient vite grisâtre, de tous les
poils agglomérés coupés net, au ras de la peau. Celle-ci réapparait, rose. Mon
oncle a saisi le journal de la main gauche et, après chaque trajet de la lame,
il essuie celle-ci. L'un après l'autre, des petits tas de neige sale sont
déposés sur le bord du papier. A chaque dépôt, ils progressent jusqu'à jalonner
la moitié du périmètre du journal. Les en-avant de la lame se font plus hardis
sur les joues, là où la peau est plus plate. Au ras des oreilles, ils se font
plus courts, précautionneux. De la main gauche, mon oncle se tire l'oreille
droite, le bras passant sous le menton : Il faut tendre la peau pour faciliter
la course de la lame. Le masque tombe petit à petit. La figure de mon oncle
réapparait. Avant l'opération, ne s'étant pas rasé de la semaine, mon oncle
avait le visage noir et hirsute. Il apparait rose maintenant, presque aussi
rose que celui d'un bébé. C'est comme une nouvelle naissance. Cela se termine
en une ultime phase : Mon oncle se saisit le bout du nez entre le pouce et
l'index de la main gauche. Il tire, en se soulevant le nez. Attentivement il
rase le pourtour de sa moustache, lui donnant de la netteté. Il pose le rasoir
et le journal. Il s'essuie le visage en l'enfouissant dans le torchon.
Lorsqu'il relève la tête, c'est pour siffler "Aux Champs" !
*
_ Vous pourriez croire que la cérémonie est terminée ? _ Point
du tout : Nous n'en sommes encore qu'à la pause, à l'entracte en quelque sorte
! Tout recommence, dans le même ordre, avec les mêmes gestes, le même
cérémonial : Repassage de la lame sur la courroie tendue, mousse dans le bol,
mousse sur le visage, petit doigt sur l'ergot, manche de l'outil à demi replié
... Deuxième rasage, mais à rebours cette fois-ci, en remontant sur les joues,
en remontant sur le cou ... Essuyage de la lame sur le journal, tout autour des
deux côtés restés propres lors de la première opération. Mêmes attitudes, en
tirant sur l'oreille, en tirant sur la joue, sur le nez ... Mêmes sifflements,
mêmes ébrouements. Au bout du compte, cela se termine toujours par la sonnerie
" A la soupe !" ... Allez donc savoir pourquoi !
Ramenant ses affaires à la maison, mon oncle Marcel va se
changer (c'est dimanche !); il embrasse la tante Élise :
" Étrenne ma barbe", lui dit-il. Puis il part au café
pour "faire la partie" ... Au moment même où il passe le portail, les
cloches sonnent à nouveau, les cloches de l'église, pour la messe.
Église de Saint Georges
J'ai vu une fois, un jour de fête, mon oncle Marcel assis sur le
fauteuil du coiffeur. Ce n'était plus lui l'officiant, mais il avait l'air de
jouir encore plus pleinement de la situation. Dans ce fauteuil, il était à demi
allongé. Il avait la tête renversée en arrière sur un appui-tête. Il tenait à
deux mains un journal qu'il lisait. Le coiffeur lui tenait le bout du nez entre
deux doigts. La lame, ici aussi faisait jaillir des éclairs et crissait. Elle
était essuyée sur un papier de soie immaculé ... Moi, je préfère de très loin
voir mon oncle se raser lui-même : Chez le coiffeur, mon oncle me semble
manipulé comme un objet : On lui tourne la tête, on lui penche le cou, il ne
siffle ni "Aux Champs" ni la "Diane"... Et puis, dans la
boutique du coiffeur, il n'y a pas de place pour moi. J'en suis réduit à épier
par la porte, quand elle est restée entrouverte.
Vous dirai-je que, l'âge étant venu, je fus bien frustré lorsque
ma mère m'offrit mon premier rasoir ? _ Ce n'était plus un coupe-choux, mais
c'était un "Gilette", un rasoir mécanique, utilisant des lames
"de sûreté", plates, enveloppées dans un papier sulfurisé légèrement
gras, puis dans un papier plus fort, savamment plié ... On changeait de lame
tous les jours parce que son tranchant s'usait vite. On n'utilisait plus le
blaireau. On se servait d'un "savon-crème", que l'on prenait
directement avec le bout des doigts dans sa boîte. On ne mettait plus le petit
doigt sur l'ergot. On n'essuyait plus de lame sur le bord du journal ... Allez
donc siffler la "Charge" de la Cavalerie ! _ Voilà comment les
jeunes-gens se sentent frustrés! J'essayai ensuite le rasoir électrique, mais
ce gros insecte qu'il fallait tenir à la main, qui bourdonnait et faisait
vibrer mes tempes était très désagréable et je le trouvais très irritant pour
mes joues, très lent et trop peu précis dans son office. Je revins au rasoir
"mécanique" dès que celui-ci fit les progrès que l'on sait. J'ai,
cependant, dans un tiroir, toujours, un vieux coupe-choux qui me vient de
je-ne-sais-où ... Saurais-je m'en servir ?
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