LE CRÈV’ SOT’
Le musée de Saint-Pierre
d’Oléron en expose un, mais, si je ne me trompe pas, l’étiquette le présente
comme un « tricycle » …
C’est bien un tricycle, en
effet : Il a un siège et trois roues nanties de pneumatiques … Il a un
guidon, comme les bicyclettes. Il a des pédales pour le faire avancer. Il a une
sonnette pour avertir les piétons. Il est généralement peint en noir.
Vous me direz qu’on en fabrique
encore de nos jours, des tricycles, légers, modernes … Certains sont même très
pratiques : On peut, derrière la selle, poser ses paniers … Oui, mais ces
engins ont peu de choses à voir avec les crèv’sot’ !
Du temps de ma jeunesse … Et
c’est dire que mon âge commence à mériter l’attribut de « canonique »
… Du temps de ma jeunesse, nul ne se serait attardé à regarder un
crèv’sot : Il y en avait tellement !
Cet engin qui vous paraît aussi
antique que le diplodocus était utilisé surtout par les hommes d’un certain âge
… Et les femmes d’une certaine corpulence … Il avait l’avantage de tenir debout
tout seul quand on l’abandonnait devant l’église pour la durée de l’office ou
au coin du champ lorsqu’on allait faire les foins ou vendanger… bien sûr, on
prenait soin de le mettre à l’ombre, tout comme vous feriez pour votre vélo.
Vous en avez déniché un dans le
fond d’une grange ? Aurez-vous le courage de l’essayer ? – Facile,
direz-vous : Avec trois roues, on ne peut pas tomber !
Ouais, Facile ! … Tout
d’abord, il faut grimper dessus et donc lever la jambe … Bon, vous avez réussi
à vous asseoir sur le siège ? … Prenez le guidon en plaçant bien vos deux
mains … Attrapez les pédales et calez vos pieds … Si vous arrivez du premier
coup à partir et à rouler tout droit devant vous, vous êtes bon pour vous
engager dans un cirque comme acrobate ! …
Pour ma part, au premier essai,
l’engin a refusé obstinément d’adhérer à la ligne droite : Le guidon me
conduisait sur la gauche et le tricycle a décrit un cercle ou ce qui y
ressemblait beaucoup … Ah bien oui, facile ! … Redressez le guidon et
recommencez : Vous partez sur une superbe courbe, à droite ou à gauche …
Vous voilà incapable de prédire où vous irez !
Vous avez parfois appuyé
durement sur les pédales de votre vélo, sur la route qui va de Sauzelle à Saint
Georges ? … Avec le vent debout, il arrive que la randonnée soit ardue,
mais essayez donc lorsque vous serez grimpé sur le tricycle … Vous comprendrez
vite pourquoi un Oléronnais ne parle jamais d’un « tricycle », mais a
baptisé cet engin le « crèv’sot’ ».
Notons au passage que les
Oléronnais prononce tous les « t » lorsqu’ils se trouvent à la fin
des mots … Et même lorsqu’il n’y en a pas : Par exemple, en ce qui
concerne le village de « Dolus », ils diront « Dolut’ » …
J’ai retrouvé cette particularité langagière dans le créole de certaines îles
ou quelques oléronnais ont dû émigrer …
Bon, vous avez compris ?
L’engin était lourd, il fallait une certaine habitude pour le piloter et,
lorsque le vent soufflait … Et c’est pour cela qu’on l’avait ainsi baptisé …
Vous y êtes ? … Crève sot !
Ah, il fallait voir la Marie,
lorsqu’elle venait jusqu’au bourg : Croupe large, enveloppée dans une
vaste robe noire, son fichu noir sur la tête …
Se déhanchant à droite, puis à gauche pour pédaler. On dit
qu’elle pesait tant sur les pédales qu’un beau jour elle en a cassé une !
… Le père Crépeau l’a réparée sur son enclume, dans sa forge !
Je me souviens aussi du grand
Jacques, tout maigre, aussi long qu’une asperge … Il pédalait sagement et
s’arrêtait pour souffler lorsque le vent était trop fort … Il laissait ensuite
son crèv’sot’ devant la porte du café de l’océan … Si l’engin n’y était pas,
c’était que le grand Jacques n’y était pas !
Ah, les crèv’ sot’ ! Ils
faisaient partie du paysage oléronnais et … Au Moins … Ils ne faisaient pas de
bruit ! Madame, Madame la conservatrice du Musée d’Oléron, changez vite
l’étiquette, je vous en prie !
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