mardi 23 août 2016

REVENIR ? ...






         REVENIR ?










      … Donc, j’ouvre moi-même la porte des aïeules, et, dans la cour, - Qui me fait à nouveau son accueil désolé, avec ses tapis de mousse, son herbe funèbre, son air de vétusté et de mort, - j’aperçois mon fils, assis entre ses deux amis sur les marches du perron et tenant la gerbe qu’il a fini de cueillir, une gerbe de lilas et de tulipes, toute ruisselante de pluie tiède. Son ravissement n’a pas faibli; il me fait promettre que je la remeublerai comme autrefois, cette demeure, qu’il y passera ses vacances prochaines et que, même, nous reviendrons nous y fixer.

          Je lui dis oui, comme on dit aux enfants, surtout lorsqu’il s’agit de l’avenir éloigné, mais, en réalité qu’en ferons-nous bien, de cette maison ? Résider ici, fût-ce même en passant, résider au milieu de cette île, redevenir quelqu’un de cette petite ville morne , voir chaque matin à mon réveil ce jardin – cimetière, non, je ne pourrais plus !... À moins que ce ne soit plus tard dans la suite des années, si, quelque part en Orient, je ne tombe pas au bord d’un chemin … Oui, plus tard, qui sait, rentrer ici pour le déclin de ma vie, puis dormir dans ce vieux sol où gisent des ossements d’ancêtres …Et qu’on inscrive alors sur ma pierre ce verset de l’Écriture : «  Celui-là est venu de la grande tribulation ! … »

        À côté de mon fils, sur les marches du seuil, je m’assieds pour songer, dans ce silence, au milieu de ces herbes. Jamais avec autant d’effroi je n’avais entrevu l’abîme, le définitif abîme ouvert entre ceux qui vivaient ici et l’homme que je suis devenu. Eux étaient les sages et les calmes, et ma destinée, au contraire, fut de courir à tous les mirages, de sacrifier à tous les dieux, de traverser tous les pandémoniums et de connaître toutes les fournaises … / …

                … /… Est-ce que je sais, moi, si je suis responsable ou si c’est mon temps qu’il faut accuser, ou si, simplement, je paie et j’expie ? Mais ce que je vois bien, c’est que la mousse et les fleurettes sauvages ont pris possession de ces marches sur lesquelles nous sommes, et que nous n’aurions pas dû les troubler par notre présence étrangère. Et , ce que je sens bien, c’est que l’ombre triste de ces vieux arbres descend comme un reproche sur ma tête.




















































Plaques apposées sur le quai du port de Boyardville pour commémorer le débarquement du cercueil de Pierre loti, sous le commandement du Capitaine de Frégate Darlan.





           – Non, ils ne me reconnaîtraient pas comme un des leurs, les ancêtres de l’île, et leur maison ne sauraient plus être la mienne. Ils avaient la paix et la foi, la résignation et l’éternel espoir. L’antique poésie de la Bible hantait leurs esprits reposés ; devant la persécution, leur courage s’exaltait aux images violentes et magnifiques du livre des Prophètes et le rêve infiniment doux qui nous est venu de Judée illuminait pour eux les approches de la mort. Avec quelle incompréhension et quel étonnement douloureux ils regarderaient aujourd’hui dans mon âme, issue de la leur ! … Hélas, leur temps est fini, et le lien entre eux et moi est brisé à jamais … Alors, revenir ici, pour quoi faire ?

            D’ailleurs, une seconde fois, je ne retrouverais sans doute même pas les impressions profondes de cette journée; il n’y aurait plus, pour mes suivants retours, ces nuages et cette saison, ce renouveau d’avril entre ces murs abandonnés, ce jardin refleuri sous ce ciel noir, rien de ce qui agit à cette heure sur le misérable jouet que je suis de mes nerfs et de mes yeux.

          Le mieux serait donc il me semble, de laisser sommeiller toutes ces choses, de refermer respectueusement cette porte, comme on scellerait une entrée de sépulcre, - et de ne plus l’ouvrir, jamais …
               Pierre Loti – ( La Maison des Aïeules)

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